La montagne de l’âme ; quelques citations

A cette époque, l’individu n’existait pas, on ne différenciait pas le « moi » et le « toi ». Le « moi » est apparu tout au début à cause de la peur de la mort ; la chose étrange qui n’est pas « moi » s’est transformée en ce que l’on appelle le « toi ». L’homme était alors encore incapable d’avoir peur de lui-même, sa connaissance de soi venait uniquement de l’autre. Seul le fait de prendre ou d’être pris, d’être soumis ou de soumettre, le confirmait dans son existence. La tierce personne qui n’a pas de relation directe avec « moi » et « toi », c’est « il ». Et « il » n’apparaît que progressivement. Plus tard, j’ai découvert qu’il en est de même pour « il » : c’est l’existence d’êtres différents qui a fait reculer la conscience de « moi » et de « toi ». L’homme a oublié progressivement son « moi » dans la lutte pour la vie avec autrui et, plongé de force dans le monde infini, il n’est plus qu’un grain de sable.

(pages 416–417)

[...]

J’ai toujours peur de téléphoner. D’abord, je n’ai pas de téléphone personnel, et ensuite, je sais que les gens d’un certain rang qui possèdent le téléphone n’hésitent pas à faire dire qu’ils ne sont pas là et à raccrocher carrément quand ils ne veulent pas parler à des inconnus. [...] Je n’ai pas de préjugés envers les cadres, je ne suis pas encore misanthrope à ce point, mais je trouve que le téléphone est un instrument qui ne permet pas de transmettre les sentiments et qu’il ne faut l’utiliser qu’en dernière extrémité.

(page 444)

[...]

Toi, tu continues à gravir les montagnes. Et chaque fois que tu te rapproches du sommet, exténué, tu penses que c’est la dernière fois. Arrivé au but, quand ton excitation s’est un peu calmée, tu restes insatisfait. Plus ta fatigue s’efface, plus ton insatisfaction grandit, tu contemples la chaîne de montagnes qui ondule à perte de vue et le désir d’escalader te reprend. Celles que tu as déjà gravies ne présentent plus aucun intérêt, mais tu restes persuadé que derrière elles se cachent d’autres curiosités dont tu ignores encore l’existence. Mais quand tu parviens au sommet, tu ne découvres aucune de ces merveilles, tu ne rencontres que le vent solitaire.

(page 577)

[...]

Ce qui est curieux, c’est que plus on tue les hommes, plus ils sont nombreux, alors que les poissons, plus on en pêche, plus ils deviennent rares. Il vaudrait mieux que ce soit le contraire.

Les hommes et les poissons ont ceci en commun que les grands hommes et les grands poissons ont tous disparu. On voit bien que le monde n’est pas fait pour eux.

(page 625)